ANATOMIE DES
ARAIGNEES :
VINGT-CINQ ANS
DE RECHERCHES
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Abréviations
conventionnelles |
M.E.B. :
(photographie en) microscopie électronique à balayage
M.E.T. : (photographie en) microscopie
électronique à transmission
C.H. : coupe histologique (microscopie
photonique)
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Telema
tenella doit être présentée en
détails car elle a été découverte en
France (Pyrénées orientales), occupe une place de
premier rang dans la Faune européenne et a donné lieu
à la création dess
Telemidae (Petrunkevitch,1923), famille essentiellement tropicale,
dont elle est le « chef de file » mondial.
Il s'agit d'une minuscule Araignée troglobie décrite et
baptisée par Eugène Simon (1882).
Au point de vue anatomique,
elle se singularise par l’absence totale d’yeux (anophtalmie),
caractère relativement fréquent chez les Aranéides
souterrains,
et surtout, par celle des poumons ou phyllotrachées.
Au point de vue
biogéographique, son habitat paraît aujourd’hui fort
restreint : quelques grottes et mines situées dans le massif du
Canigou (Pyrénées orientales en particulier prés
de La Preste, peut être aussi de Ria)(Simon, 1882, 1914 ; Fage,
1913 ; Lopez,1977b ; Lopez,1983a) et en Catalogne espagnole,
près de Gérone.... Je l’ai découverte
personnellement dans la mine de La Preste (66) et dans la grotte de
Can-Pey (66) (Lopez,1983a).
Il est à noter que dans les stations françaises, elle
cohabite avec un autre Arthropode souterrain, l' Insecte
Rhaphidophoride Dolichopoda
linderi
(Orthoptère) que nous sommes parvenus à transplanter dans
une grotte
héraultaise.
Au point de vue
systématique, Telema
tenella semble bien être l’unique représentant
indiscutable de son genre (deux autres espèces plus douteuses, T.mayana
et T.nippponica lui seraient rattachées !) et fait
partie de la famille des Telemidae.
Tous les autres sont exotiques et se répartissent en
plusieurs genres, notamment Apneumonella (Kenya, Afrique
occidentale, Sumatra), Cangoderces (Afrique australe), Usofila
(USA, Nouvelle Calédonie,Japon), Jocquella
(Nouvelle Guinée) et Seychellia (Iles Seychelles). Les 3
premiers
genres ont été trouvés dans des grottes alors que
les
2 autres sont connus seulement de la litière des forêts
tropicales.
Tous les Telemidae sont des Araignées très
petites (longueur =1,5 à 2,5 mm), aveugles ou oculées, et
apneumones. Leurs mâles possèdent un bulbe copulateur simple, arrondi, avec un style
trés court, en apophyse
unguiforme (Fig.1) et les femelles, un réceptacle
séminal impair, médian, remarquablement volumineux
(Fig.2, en attente).
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Fig.1-
Telema tenella :
palpe, vue complète |
Fig.2- Telema tenella : bulbe, vue partielle |
A, apophyse unguiforme ; B, bulbe ; Ch, chélicères ; F, fémur ; P, patella ; Ti, tibia ; Tr, tarse. Flèche : orifice en fente (© A.Lopez M.E.B.) |
Au point de vue phylogénique,
les Telemidae formeraient
un groupe très anciennement détaché des Leptonetidae qui ont
plusieurs caractèresanatomiques assez voisins et les ont
même autrefois englobés (Fage,1913). Il semblerait
qu'aujourd'hui ce groupe soit surtout proche des Dysderoidea, plus
particulièrement des Dysderidae et peut être aussi des
Oonopidae. l'Déjà émise par Brignoli (1978), cette
hypothèse peut être fondée sur les
caractères
généraux de l'appareil séricigène (Lopez,1983c) et la structure des glandes
coxales
(Lopez,1983d).
Au point de vue
biogéographique et au même titre que les
Orthoptères Gryllacrides Raphidophorines du genre Dolichopoda,
Telema tenella
estconsidérée comme une forme relicte de Faune
chaude, une descendante de lignée cénozoïque ayant
peuplé les forêts du Tertiaire dans une ambiance
tropicale(comme aujourd’hui les genres Apneumonella, Jocquella, Seychellia )
réfugiée depuis dans le Milieu souterrain en y subissant
une « réclusion » et une adaptationprogressives.
Témoin d’une ambiance disparue, actuellement éteinte en
Europe, Telema tenella
se présente ainsi comme un authentique «
fossile vivant » auxsens zoologique et écologique du
terme. La chaîne du Canigou est
d’ailleurs considérée comme un « massif refuge
».
Au point de vue éthologique,
Telema tenella
installe sa toile dans des « niches » très
variées du milieu hypogée : anfractuosités des
piliers, bornes etcoulées stalaglitiques, interstices de murets
et même dans les trous de barre à mine ! Cette toile est
une nappe ténue, très lègère, d’aspect non
visqueux, à petitesmailles irrégulières,
haubanée par qelques fils tenseurs, subhorizontale,
d’étendue variable, pouvant dépasser 15 cm de long, et
à concavité inférieure plus oumoins
marquée, où l’Araignée se tient ventre en l’air
(Fig.3 ).
La femelle édifie des cocons ovigères qui,
d'après mes propres observations sur le terrain et celles
de Christian Juberthie (1985) dans ses élevages, ontune forme
discoïdale en lentille plan convexe (Fig.4). Ils sont trés
petits, mesurent de 1,5 à 1,8 mm de diamètre, sont
fixés sur les concrétions adjacentes ou dansun lacis de
fils périphériques tendant la toile et y adoptent une
disposition aléatoire, de verticale à horizontale. La
coexistence habituelle de plusieurs d'entr'eux
serait en rapport avec l'espacement des pontes dans le temps et
la
lenteur du développement embryonnaire. Chaque cocon ne contient
que
trés rarement un seul oeuf, particularité admise comme
constante
à la suite de Fage (1913 : pl.69, fig.21), en fait beaucoup plus
souvent deux, et surtout trois ou quatre (Juberthie,1985). Ces
oeufs
ont un diamètre trés réduit, d'environ 0,45 mm.
Une
même femelle construit chaque année un nombre moyen
de
quatre cocons, un seul à chaque ponte.
En ce qui concerne le cycle vital, Juberthie a pu
constater,
toujours dans ses élevages au Laboratoire souterrain de Moulis
(1985),
que la durée dudéveloppement embryonnaire, depuis la
ponte
jusqu'à la mue suivant l'éclosion, est de l'ordre de 9
à
11 mois, donc exceptionnellement lente et, sans aucundoute, la plus
longue
connue à ce jour chez les Invertébrés souterrains
troglobies.
Le développement post-embryonnaire, depuis la sortie du cocon
jusqu'à
lamue imaginale, est de l'ordre de 3 ans. Quant à la
durée
de vie adulte, du moins chez la femelle, elle peut être
estimée
à une douzaine d'années. Il s'ensuit que Telema tenella a une
espérance
totale de vie d'environ 16 ans, longévité extraordinaire
pour
un si petit animal !
Fig.3 - Telema (flèche) sur le revers d'une grande toile en nappe. Mine de la Preste (photo A.Lopez) | Fig.4 - Deux cocons discoïdaux de Telema suspendu dans une toile. Grotte Ste Marie (photo A.Lopez) |
Au point de vue morphologique, Telema tenella ne dépasse pas une longueur de
1,5
mm (Fig.3,5 à 9).
Son prosoma, fauve-rougeâtre clair, est
dépourvu de strie
thoracique médiane
contrairement à celui des Leptonetes. ; l’anophtalmie y rend imprécises les limites
du bandeau ou clypeus. Il porte des chélicères divergentes et de longues pattes grêles, garnies de poils sensoriels et de prétendues «
glandes d’Emerit » qui ne sont pas caractéristiques car
présentes aussi chez d’autres Araignées.
Fig.5 -Telema
femelle, exemplaire éclairci. Grotte Ste Marie, La Preste (66) |
Fig.6
-Telema mâle,
exemplaire éclairci. Grotte Ste Marie, La Preste (66) |
A, abdomen ; P, prosoma ; Pp, pédipalpes (photos A.Lopez) |
Fig.7 - Telema mâle sa toile avec
des gouttelettes d'eau. Vue latérale. Grotte Can Brixot, La
Preste (66) |
Fig.8
-Telema
femelle sur sa
toile. Vue postéro-latérale (photos F.Marcou) |
Fig.9 -Autre Telema femelle
sur sa toile. Vue latérale droite. Mine de La Preste (photo A.Lopez) |
Mes
premières coupes histologiques de Telema tenella (Lopez,1977b), y confirment l’absence
complète d’yeux, avec une régression cerébrale
corrélative des centres visuels. Elle montrent aussi deux glandes à venin banales,
des
glandes « salivaires »
ou gnathocoxales sans
dimorphisme
sexuel, de gros néphrocytes,
du tissu réticulé, un réseau trachéolaire
dense et surtout, une paire de glandes coxales, s’ouvrant aux hanches des P I. Leur
grand labyrinthe s’étend le long du cerveau jusqu’à la partie
postérieure du prosoma
(Fig.10)
Ce labyrinthe a une "striation" typique dont nous avons effectué une étude ultérieure au M.E.T. (Lopez,1983d). Elle est liée à des replis membranaires qui découpent profondément le hyaloplasme basal, trés riche en mitochondries, et sont solidarisés par de belles jonctions septées ("desmosomes cloisonnés") (Fig.11)
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Fig.10- Labyrinthe d'une glande coxale (© A.Lopez C.H.) | Fig.11- Labyrinthe coxal, détail (© A.Lopez M.E.T.) |
Js, jonction septée ;
L,
labyrinthe ; M, mitochondrie ; Ms, muscles striés ; T,
trachéole. Flèches : "striation" dans
l'épithélium labyrinthique. |
L’abdomen est court, globuleux, avec une
région épigastrique convexe, deux paires de stigmates
trachéens
ventraux, un colulus, six filières terminales et
présente surtout une étrange coloration d’un bleu-vert
« bouteille » (Fig.7,8) soulignée par divers auteurs
(Simon, 1882 ; Fage, 1913
; Lopez,1977b ; Lopez,1983a), retrouvée
d’ailleurs chez Usofia pecki (Nouvelle Calédonie :
Brignoli, 1980), mais avec une nuance « émeraude ».
Dans mes premières coupes histologiques de Telema tenella (Lopez,1977b), j’ai constaté que cette
coloration particulière dépend de l’intestin moyen, plus
précisément de ses diverticules chylentériques
à large lumière
polycyclique (Fig.12).
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Fig.12 - Intestin moyen de Telema tenella avec ses cellules absorbantes et à ferments contenant des sphérites (S) (© A.Lopez C.H.) |
En effet, leurs cellules à ferment et absorbantes renferment une foule d’ «
inclusions
» arrondies, de taille assez variable, colorées
naturellement
en bleu-vert (Fig.12), paraissant « encapsulées » et
opaques
ou de structure réticulée , retrouvées dans la poche cloacale et seules responsables, par leur
pullulation, de la teinte générale de l’abdomen.. Je les
avais interprétés d’abord –et à tort- comme des
« microorganismes …peut être des symbiontes particuliers,
contenant un pigment à métal
chromogène, nécessaires pour la survie précaire de
Telema tenella » (Lopez,1977b). En fait, l’étude au
M.E.T.
montra plus tard (Lopez,1980d) qu’il s’agit de sphérites ou sphérocristaux,
concrétions inertes, polymorphes, rondes ou ovoïdes,
zonées concentriquement, associant un « nucleus »
opaque central et une série
de strates périphériques alternativement claires et
sombres
(Fig.13)
Fig.13 - Divers aspects de Sphérites ou sphérocristaux en coupes fines (© A.Lopez M.E.T.) |
Ces sphérites naissent
dans des
vésicules du réticulum par condensation d’un
matériel granuleux abondant : le « nucleus » y
apparait en premier et s’entoure
ensuite des strates concentriques dont le nombre semble augmenter avec
l’âge
et le volume de la concrétion. Leur analyse chimique sur coupes
par
microsonde à rayons X (W.Humbert, Strasbourg)(Fig.14) y a mis en
évidence du calcium (le plus abondant : 100 chocs/sec.), de
l’aluminium
(un élément pourtant rare dans ce type de
concrétion : 10 chocs/sec.), du soufre, du phosphore, du
potassium, mais pas de cuivre, pourtant présent dans le biotope
et qui aurait pu être responsable de la couleur verte des
sphérites. Connus aussi chez les Nématodes, les Opilions
et surtout, de trés nombreux Insectes, les sphérocristaux
jouent un rôle dans les régulations ionique, hydrique et
dans l'excrétion par accumulation. Il en est probablement de
même pour ceux de Telema
tenella.
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Fig.14 - Analyse sur coupes par microsonde
à rayons X : pics de Ca et Al. (d'après W.Humbert, Strasbourg) |
L'appareil séricigène offre lui aussi une
activité sécrétoire originale (Lopez,1983c). Il comprende quatre types de glandes
: ampullacé (1 paire) aboutissant aux filières
antérieures ; piriforme (6 paires) mi-parties comme celles de
beaucoup d'autres araignées et se terminant aussi dans les
filières antérieures ; aciniforme, de deux sortes,
numérotées 1 et 2 (3 à 5 paires, 6 à 7
paires)pour ne pas être confondues avec les A et B propres
à certaines Araneidae (Kovoor & Lopez), reçues par
les filières moyennes et postérieures. Chacun de ces
types élabore des grains de sécrétion dont la
structure est hétérogène et complexe (Fig...)
En fait, c'est le tractus génital, femelle et surtout mâle, qui représente la
particularité la plus singulière de cette Araignée
pyrénéenne, comme je l'ai noté pour la
première fois il y a plus de 40
ans(Lopez,1977b ; Lopez,1977c), à un degré
moindre du genre Apneumonella (Afrique) (Lopez,1978) et, probablement aussi, des autres
Telemidae.
Bibliographie
Fage, L.,1913 .-
Biospeologica, 29. Arch.Zool.exp.gen.,Paris (5), 10, p.479-576.
Juberthie,C.,1985.-
Mém.Biospéol., XII, p.77-89
Lopez,A.,1977b (avec H.Salvayre) -
Bull.Soc.Et.Sci.nat.Béziers, N.S, IV, Vol.45, 1976,p. 17-26.
Lopez,A.,1977c -Bull.Soc.zool.France, 102,
n° 3, p.261-266.
Lopez,A.,1978
(avec
R.Legendre).- Bull.Soc.zool.France, 103, n° 1, p.35-41.
Lopez,A.,1980d (avec
C.Juberthie).- C.R.Veme Coll.Arach.,Sept.1979, Barcelona, 1980,
p.111-117.
Lopez,A.,1983a -
Bull.Soc.Et.Sci.nat.Béziers, N.S., IX, Vol.50, 1982-1983,
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Lopez,A.,1983c (avec J.Kovoor).-
Mém.Biospéol, X, p. 419-425.
Lopez,A.,1983d (avec
L.Juberthie-Jupeau & J.C.Bonaric).- Mém.Biospéol, X,
p.433-437.